2e Partie de la Conférence : « L’Art Sacré lors de la Reconstruction après guerre » par Michel Debuyser
-2- « Art Sacré » : Comment représenter le Divin ?
Pour commencer sa conférence, Michel Debuyser a proposé une définition de l’ART SACRE telle que la conçoit la « Revue de l’Art Sacré » du début du XXe siècle. « L’art sacré désigne les productions artistiques au service de l’expression du sacré. L’art sacré est un art inspiré, Il s’agit d’une oeuvre humaine en accord avec l’Esprit de Dieu, introduisant celui qui la regarde dans l’espace spirituel. Cet espace spirituel, au lieu de conduire à la réflexion et à l’analyse intellectuelle semble plutôt introduire dans un espace de contemplation : celui qui le regarde n’entretient plus de lien avec son auteur humain ni avec une problématique mais accède à une notion de divin, à Dieu lui même. L’art sacré est une« fenêtre sur le ciel, qui permet d’entrevoir et de contempler les mystères divins . »
Avant d’aborder dans le paragrahe suivant la « Querelle de l’Art Sacré » apparue dans les année 1930, Michel Debuyser a commencé par évoquer les origines de l’Art Sacré.
Il nous a donc permis ensuite de réfléchir à une question : comment ces artistes ont abordé la question que se sont posée tous les artistes depuis la « religion du livre » : comment représenter le divin ? Le 2e des Dix Commandements stipule de ne pas faire de représentation de Dieu. Comment alors évoquer la présence de Dieu dans l’Art Sacré ?
Dieu, est d’une nature telle que le dire ou le représenter a été considéré comme interdit (dans le judaïsme et l’islam) ou nécessitant le recours à différentes médiations.
L’art chrétien, après s’en être tenu à des symboles christiques pendant les deux premiers siècles, s’est attaché, en s’appuyant sur les dogmes de l’Incarnation et de la Trinité, à représenter Dieu à travers son Fils (christomorphisme), puis à partir du deuxième millénaire, à représenter Dieu le Père lui-même dans différents types de Trinités.
La représentation du divin dans l’art sacré a cependant connu diverses crises :
• l’iconoclastie aux VIIIe- IXe siècles,
• l’humanisation du divin, à la la Renaissance,
• la modernité avec le détournement de l’image de Dieu à des fins militantes ou publicitaires, à côté d’un art moderne tendant à l’abstraction induite par l’irreprésentabilité de Dieu).
Dans la Bible, Le Dieu caché, transcendant, ne se manifeste que par des théophanies, ou manifestations divines :
– le buisson ardent (Exode 3)
– la colonne de nuée et de feu la nuit pour guider la sortie d’Égypte (Ex 13, 21),
– l’orage sur le Sinaï, qui précède la communication à Moïse du décalogue (Ex 19, 9-16)
– « Yavhé vous parla du milieu du feu; vous entendiez le son de ses paroles, mais vous ne voyiez aucune forme : rien qu’une voix ! » (Deutéronome, 4,12)
– la vision d’Ézéchiel (1, 27, 28) : « Je vis comme un aspect de feu et un éclat tout autour de lui. […] C’était l’aspect de la forme de la gloire de Yavhé ! »
– le baptême du Christ: « Aussitôt baptisé, Jésus remonta de l’eau. Alors les cieux s’ouvrirent, il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et une voix retentit des cieux : Celui-ci est mon Fils, le Bien-aimé, qui a toute ma faveur » (Mat. 3, 16-17)
Les phénomènes naturels sont interprétés comme signes de la présence de Dieu (Ps 18, 12), qui ne se manifeste à son peuple que par la parole (brise légère pour Élie, 1 Rois, 19). Jamais Dieu n’apparaît sous une forme corporelle, d’où son irreprésentabilité iconographique.
En théorie, car en pratique, comme nous allons le voir, les artistes vont s’ingénier à trouver des moyens de représenter l’irreprésentable, d’abord à l’aide des symboles, puis sous une forme anthropomorphique.
L’impossibilité de la représentation de Dieu est renforcée par l’interdit proféré par Dieu lui-même , Dieu dit à Moïse (c’est le premier commandement du Décalogue) : « Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi. Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point. » (Exode 20, 4-6).
Le symbolisme christique des premiers siècles
Au début, l’art chrétien, notamment celui des catacombes des I-IIe s., est limité à des graffiti et des symboles pour initiés, souvent déjà présents dans le judaïsme : le poisson (ICHTUS), le chrisme.
Chez les premiers Chrétiens, Dieu était évoqué par le symbole de son Fils, c’est-à-dire : le poisson (souvent aux côtés d’une Croix) (en grec : ichthus = poisson). En effet, le poisson évoque le signe de Jonas (ce dernier avait été englouti dans une baleine et en sortit au bout de 3 jours), ce qui évoque la résurrection du Christ. De plus le mot grec ICTHUS (ΙΧΘΥΣ) est l’acrostyche des 5 mots grecs signifiant « Jésus Christ Fils de Dieu, Sauveur » (ce qui peut, remarquons le, être considéré comme un pléonasme : le mot « Sauveur » est déjà évoqué par le nom même du Christ, Jésus, qui en hébreu se dit : יהושע « Yeshouah » (Josué) (en grec Ιησους / Ièsous) qui signifie : Yahvé sauve).
- I (I, Iota) : Ἰησοῦς / Iêsoûs (« Jésus »)
- Χ (KH, Khi) : Χριστὸς / Khristòs(« Christ »)
- Θ (TH, Thêta) : Θεοῦ / Theoû (« de Dieu »)
- Υ (U, Upsilon) : Υἱὸς / Huiòs (« fils »)
- Σ (S, Sigma) : Σωτήρ / Sôtếr (« sauveur »)
Au cours des IVe et Ve siècles, la théologie de l’Incarnation justifie l’image du Christ . L’Incarnation (fêtée à Noël) de Dieu dans Jésus-Christ, « vrai Dieu et vrai homme » fonde dans le christianisme la possibilité et la justification de la représentation du divin : celui-ci est représentable à travers Jésus-Christ,
Au concile oecuménique de Nicée en 787 fut affirmée solennellement la légitimité des images (eikôn, icônes) du Christ et de leur vénération. Mais Dieu le Père reste ineffable et irreprésentable. Le décret de Nicée ne mentionne que quatre sujets de l’icône : le Christ, la Vierge, les anges et les saints. La Trinité, ou Dieu le Père sont exclus, mais pas pour très longtemps. L’icône doit faire l’objet d’une vénération, mais non d’une adoration, réservée à Dieu.
Le passage progressif d’une représentation du visible du Père (le Fils) à l’invisible du Fils (le Père), en infraction, donc à son irreprésentabilité a été favorisé par les types du Christ en Pantocrator ou par la Sainte Face, types dans lesquels l’humain s’efface devant le transcendant, comme le montre magnifiquement ce triptyque des Hospices de Beaune intitulé « Le Jugement dernier » par Rogier Van der Weiden
L’autre problème auxquels les artistes sacrés furent confrontés dans la Chrétienté, est la représentation de la Trinité.
Le concept de Trinité n’est formulé qu’à la fin du IV’ siècle, le mot de trinité remontant à Tertullien, mort en 220. C’est la distinction philosophique entre nature (ou essence) et personne (ou hypostase) qui permit d’élaborer la conception d’un seul Dieu en trois personnes (hypostases) : le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont égaux en nature, mais sont des personnes (hypostases ; le mot permet d’éviter l’anthropomorphisme) distinctes.
Différentes représentation schématiques de la Trinité essayèrent de figuer ce dogme : Saint Patrick l’a représenta sous forme d’un trèfle à 3 feuilles, pour évangéliser les populations britanniques. Ci-dessus : le Scutum Fidei, « bouclier » ou l’« écusson » de la foi, un symbole traditionnel dans le christianisme occidental. Le Père N’EST PAS le Fils, qui N’EST PAS l’Esprit, qui N’EST PAS le Père, mais LES TROIS SONT DIEU. Il faut aussi évoquer les Anneaux de Borromée : trois cercles qui se recoupent, formant un centre commun aux trois. La fête de la Trinité est instaurée dès le début du Xe s. (dimanche qui suit la Pentecôte), apparaissent alors des images de la Trinité qui cherchent à traduire en image la théologie, mais ne s’appuient pas sur un événement biblique précis, contrairement aux représentations précédentes. Ces images font appe à l’anthropomorphisme, et au zoomorphisme (colombe), en dépit de l’égalité des personnes de la Trinité. La Trinité fut donc représentée par le Dieu-Fils en croix, aux côtés ou au-dessous du Dieu-Père sous la forme d’un vieux sage à la chevelure et à la barbe blanche, avec le Dieu-Esprit sous la forme d’une Colombe surplombant le tout. (cf : vitrail de la Trinité de l’église d’Ardres, 1884) Notons que le personnage âgé que nous prenons souvent pour Dieu le Père était en réalité pour les artistes celui de la vision de « l’Ancien des jours» du livre de Daniel (chap. 7,9) : c’est l’image d’une vision qui était représentée, l’interdit de la représentation de Dieu étant ainsi respecté. L’image de Dieu le Père en vieillard apparaît au XIIe siècle. C’était une innovation, et de taille. Elle sonnait le glas de la règle du christomorphisme de la représentation du Dieu chrétien. Cette figure se répandit lentement mais sûrement. Elle est banale au XV’ siècle et tend à assumer la fonction de théophanie glorieuse délaissée par un Christ de plus en plus souvent marqué par la souffrance (Christ en croix). Jusqu’alors la règle suivie se trouvait tout entière dans la réponse de Jésus à l’apôtre Philippe. Lorsque celui-ci avait demandé de lui montrer le Père, la réponse avait été: « Qui m’a vu, a vu le Père.» L’application des artistes sera donc longtemps de peindre le Père avec les traits du Fils. Le vieillard, c’est peut-être la Grande Peste qui l’impose définitivement. Pour bien comprendre les modes et les limites de la représentation du divin, il faut avoir à l’esprit le dogme ou mystère de la Trinité, et quelques notions de théologie trinitaire, sur laquelle se basent les artistes. Les chrétiens, comme les juifs et les musulmans croient à un Dieu unique, mais à la différence du judaïsme et de l’islam, le christianisme est un monothéisme trinitaire, qui affirme un seul Dieu en trois personnes le Père, le Fils et le Saint-Esprit, entre lesquelles il existe des relations de don et d’amour et qui sont substantiellement unes (consubstantielles). C’est ce qu’on appelle les hypostases. L’expression de Trinité ne figure pas dans la Bible, mais sa préfiguration a été trouvée par les apôtres puis par les auteurs chrétiens dans l’Ancien Testament, en particulier dans l’épisode appelé l’hospitalité d’Abraham (Gen. 18, 2-8), qui a été lu comme la préfiguration de la Trinité, comme sur la célèbre icône de Roubliev. La célèbre icône d’André Roublev représente la Trinité sous une forme différente : à l’aide de trois personnes au visage identique. Il s’agit de trois anges, reconnaissables à leurs ailes ; ils sont assis en cercle autour d’une table. Le centre de ce cercle est la main du personnage du milieu, la main de Dieu (est-ce Dieu-Père, Dieu-Fils ou Dieu-Esprit ?). Le cercle est le symbole de l’éternité. Sur cette table est posé un plat, présenté par cette main. Par cette main montrant ce plat, Dieu nous invite à l’eucharistie. Dans le fond, un paysage s’esquisse plutôt qu’il ne se précise. Nous y voyons un arbre, un rocher et un édifice. Il s’agit d’une représentation de l’épisode décrit au chapitre 18 de la Genèse qui explique que le Seigneur apparut à Abraham dans la plaine de Mambré, sous la forme de trois hommes (la Bible ne prononce pas ici le mot « anges »). Abraham les invita à se reposer et leur offrit un repas. La tradition patristique a vu en ces trois visiteurs une figure des trois personnes divines. À sa suite, la tradition iconographique byzantine a choisi de représenter la Trinité sous l’aspect des trois hommes, devenus des anges, assis à la table d’Abraham. Dans le Nouveau Testament, même si le terme n’y figure pas, les trois personnes sont clairement nommées, agissent et se manifestent à la fois dans leur distinction et dans leur unité : cf. le baptême du Christ dans le Jourdain, avec la colombe, qui représente l’Esprit, et une voix venue du ciel disant « C’est toi, mon Fils, le Bien-aimé, tu as toute ma faveur » (Marc, l, 9-10) et l’annonce faite à Marie par l’archange Gabriel (Luc, 1,35). Il y a aussi la formule baptismale à la fin de l’évangile de Matthieu, écrit vers l’an 50 : «Allez, et de toutes les nations faites des disciples, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit »(Mt 28,19) Dieu en vieillard barbu : Ce stéréotype est né à la fin du XIe siècle. Les artistes se sont dit que, puisque la Bible appelle Dieu «le Père», il fallait marquer la différence d’âge. La barbe doit être plus longue et plus blanche que celle du Fils. Dans Histoire de la vieillesse en Occident, l’historien Georges Minois a constaté que les gens âgés avaient mieux supporté que d’autres les épidémies. Et a montré que le prestige du vieil homme, politique ou ecclésiastique, connaissait en conséquence une ascension zénithale après 1350. Auparavant, la meilleure image de l’Éternité c’était au contraire la jeunesse flamboyante. À partir du XVe siècle, c’est Chronos, le vieillard increvable, indéboulonnable. L’iconoclasme protestant L’Occident va connaître avec la Réforme une crise iconoclaste : la critique des images par Luther, l’iconoclastie de Calvin (dans un chapitre spécial de son Institution de la religion chrétienne, Calvin fulmine contre la figure de Dieu le Père : Dieu ne peut être connu que spirituellement). Du côté catholique Du côté catholique on connaît aussi un certain aniconisme (absence, rejet d’images), en particulier dans le jansénisme : Pour Pascal comme pour Calvin, l’image véritable de Dieu est la Parole. Le jansénisme donne, dès le XVIIe s., aux églises françaises un ton de nudité, de pauvreté, de grisaille; au XVIIIes., les curés jansénistes les démeublent systématiquement, préparant le vandalisme révolutionnaire. Le pape Alexandre VIII condamna, en 1690, parmi une trentaine de propositions jansénistes, celle qui soutenait qu’ « il est impie de placer dans un Temple chrétien une image de Dieu le Père siégeant. » La réponse du Concile de Trente Avec le concile de Trente, le clergé entreprend de réformer, d’encadrer, de former et d’affermir la foi du peuple, mais aussi ses dévotions. L’iconographie des nouvelles dévotions s’ingénie à rendre plus présents Dieu et la Sainte-Trinité, tout en utilisant les saints et la Vierge, intercesseurs favoris des anciennes dévotions «Le saint Concile défend que l’on place dans les églises aucune image qui s’inspire d’un dogme erroné et qui puisse égarer les simples ; il veut qu’on évite toute impureté, qu’on ne donne pas aux images des attraits provocants. Pour assurer le respect de ces décisions, le saint Concile défend de placer en aucun lieu, et même dans les églises qui ne soit pas assujetties à la visite de l’ordinaire, aucune image insolite, à moins que l’évêque ne l’ait approuvée». La Réforme catholique, qui avait voulu l’art religieux irréprochable, laissa donc toute sa liberté à l’artiste lorsqu’il travaillait en dehors des églises. De grands peintres, comme les Carrache, Rubens, et bien d’autres, surent en profiter. On ne saurait donc dire que la Réforme catholique condamna le génie de la Renaissance : elle se contenta de ramener la décence dans l’art religieux. La peinture devint l’auxiliaire de la Réforme catholique et l’un des aspects de l’apologétique. Le principal souci de l’Église des XVIe et XVIIe siècles était de défendre ce que le Protestantisme attaquait. L’art devint le défenseur de la Vierge, des saints, de la Papauté, des images, des sacrements, des oeuvres et des prières pour les morts. Le Protestantisme avait détruit les images et interdit l’art religieux. Les églises transformées en temple furent dépouillées de toute ornementation. À cette nudité, l’Église catholique opposa, dès le XVIe siècle, la splendeur des couleurs, des marbres et des métaux précieux. Généralement, on voit dans le style baroque une perversion du goût. Il serait plus honnête d’y voir une prise de position systématique, un argument, un chapitre de la controverse religieuse. Le dogme de la présence réelle justifiait toutes les magnificences et l’Église affirmait ce que les Protestants niaient. Le dépouillement volontaire du temple protestant explique, dans une bonne mesure, l’art catholique fastueux du XVIIe siècle.