Conférence Michel Debuyser 2e partie

2e Partie de la Conférence : « L’Art Sacré lors de la Reconstruction après guerre » par Michel Debuyser

-2- « Art Sacré » : Comment représenter le Divin ?

Pour commencer sa conférence, Michel Debuyser a  proposé une définition de l’ART SACRE telle que la conçoit la « Revue de l’Art Sacré » du début du XXe siècle. « L’art sacré désigne les productions artistiques au service de l’expression du sacré. L’art sacré est un art inspiré, Il s’agit d’une oeuvre humaine en accord avec l’Esprit de Dieu, introduisant celui qui la regarde dans l’espace spirituel. Cet espace spirituel, au lieu de conduire à la réflexion et à l’analyse intellectuelle semble plutôt introduire dans un espace de contemplation : celui qui le regarde n’entretient plus de lien avec son auteur humain ni avec une problématique mais accède à une notion de divin, à Dieu lui même. L’art sacré est une« fenêtre sur le ciel, qui permet d’entrevoir et de contempler les mystères divins . »

Avant d’aborder dans le paragrahe suivant la « Querelle de l’Art Sacré » apparue dans les année 1930, Michel Debuyser a commencé par évoquer les origines de l’Art Sacré.

Il nous a donc permis ensuite de réfléchir à une question : comment ces artistes ont abordé la question que se sont posée tous les artistes depuis la « religion du livre » : comment représenter le divin ? Le 2e des Dix Commandements stipule de ne pas faire de représentation de Dieu. Comment alors évoquer la présence de Dieu dans l’Art Sacré ?

Dieu, est d’une nature telle que le dire ou le représenter a été considéré comme interdit (dans le judaïsme et l’islam) ou nécessitant le recours à différentes médiations.

L’art chrétien, après s’en être tenu à des symboles christiques pendant les deux premiers siècles, s’est attaché, en s’appuyant sur les dogmes de l’Incarnation et de la Trinité, à représenter Dieu à travers son Fils (christomorphisme), puis à partir du deuxième millénaire, à représenter Dieu le Père lui-même dans différents types de Trinités.

La représentation du divin dans l’art sacré a cependant connu diverses crises :
• l’iconoclastie aux VIIIe- IXe siècles,
• l’humanisation du divin, à la la Renaissance,
• la modernité avec le détournement de l’image de Dieu à des fins militantes ou publicitaires, à côté d’un art moderne tendant à l’abstraction induite par l’irreprésentabilité de Dieu).

Dans la Bible, Le Dieu caché, transcendant, ne se manifeste que par des théophanies, ou manifestations divines :
– le buisson ardent (Exode 3)
– la colonne de nuée et de feu la nuit pour guider la sortie d’Égypte (Ex 13, 21),
– l’orage sur le Sinaï, qui précède la communication à Moïse du décalogue (Ex 19, 9-16)
– « Yavhé vous parla du milieu du feu; vous entendiez le son de ses paroles, mais vous ne voyiez aucune forme : rien qu’une voix ! » (Deutéronome, 4,12)
– la vision d’Ézéchiel (1, 27, 28) : « Je vis comme un aspect de feu et un éclat tout autour de lui. […] C’était l’aspect de la forme de la gloire de Yavhé ! »
– le baptême du Christ: « Aussitôt baptisé, Jésus remonta de l’eau. Alors les cieux s’ouvrirent, il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et une voix retentit des cieux : Celui-ci est mon Fils, le Bien-aimé, qui a toute ma faveur » (Mat. 3, 16-17)

Les phénomènes naturels sont interprétés comme signes de la présence de Dieu (Ps 18, 12), qui ne se manifeste à son peuple que par la parole (brise légère pour Élie, 1 Rois, 19). Jamais Dieu n’apparaît sous une forme corporelle, d’où son irreprésentabilité iconographique.

En théorie, car en pratique, comme nous allons le voir, les artistes vont s’ingénier à trouver des moyens de représenter l’irreprésentable, d’abord à l’aide des symboles, puis sous une forme anthropomorphique.

L’impossibilité de la représentation de Dieu est renforcée par l’interdit proféré par Dieu lui-même , Dieu dit à Moïse (c’est le premier commandement du Décalogue) : « Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi. Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point. » (Exode 20, 4-6).

Le symbolisme christique des premiers siècles

Au début, l’art chrétien, notamment celui des catacombes des I-IIe s., est limité à des graffiti et des symboles pour initiés, souvent déjà présents dans le judaïsme : le poisson (ICHTUS), le chrisme.

Chez les premiers Chrétiens, Dieu était évoqué par le symbole de son Fils, c’est-à-dire : le poisson (souvent aux côtés d’une Croix) (en grec : ichthus = poisson). En effet, le poisson évoque le signe de Jonas (ce dernier avait été englouti dans une baleine et en sortit au bout de 3 jours), ce qui évoque la résurrection du Christ. De plus le mot grec ICTHUS (ΙΧΘΥΣ) est l’acrostyche des 5 mots grecs signifiant « Jésus Christ Fils de Dieu, Sauveur » (ce qui peut, remarquons le, être considéré comme un pléonasme : le mot « Sauveur » est déjà évoqué par le nom même du Christ, Jésus, qui en hébreu se dit : יהושע « Yeshouah » (Josué) (en grec Ιησους / Ièsous) qui signifie : Yahvé sauve).

  • I (I, Iota) : Ἰησοῦς / Iêsoûs (« Jésus »)
  • Χ (KH, Khi) : Χριστὸς / Khristòs(« Christ »)
  • Θ (TH, Thêta) : Θεοῦ / Theoû (« de Dieu »)
  • Υ (U, Upsilon) : Υἱὸς / Huiòs (« fils »)
  • Σ (S, Sigma) : Σωτήρ / Sôtếr (« sauveur »)

 

Au cours des IVe et Ve siècles, la théologie de l’Incarnation justifie l’image du Christ . L’Incarnation (fêtée à Noël) de Dieu dans Jésus-Christ, « vrai Dieu et vrai homme » fonde dans le christianisme la possibilité et la justification de la représentation du divin : celui-ci est représentable à travers Jésus-Christ,

Au concile oecuménique de Nicée en 787 fut affirmée solennellement la légitimité des images (eikôn, icônes) du Christ et de leur vénération. Mais Dieu le Père reste ineffable et irreprésentable. Le décret de Nicée ne mentionne que quatre sujets de l’icône : le Christ, la Vierge, les anges et les saints. La Trinité, ou Dieu le Père sont exclus, mais pas pour très longtemps. L’icône doit faire l’objet d’une vénération, mais non d’une adoration, réservée à Dieu.

Le passage progressif d’une représentation du visible du Père (le Fils) à l’invisible du Fils (le Père), en infraction, donc à son irreprésentabilité a été favorisé par les types du Christ en Pantocrator ou par la Sainte Face, types dans lesquels l’humain s’efface devant le transcendant, comme le montre magnifiquement ce triptyque des Hospices de Beaune intitulé « Le Jugement dernier » par Rogier Van der Weiden

L’autre problème auxquels les artistes sacrés furent confrontés dans la Chrétienté, est la représentation de la Trinité.

Le concept de Trinité n’est formulé qu’à la fin du IV’ siècle, le mot de trinité remontant à Tertullien, mort en 220. C’est la distinction philosophique entre nature (ou essence) et personne (ou hypostase) qui permit d’élaborer la conception d’un seul Dieu en trois personnes (hypostases) : le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont égaux en nature, mais sont des personnes (hypostases ; le mot permet d’éviter l’anthropomorphisme) distinctes.

Voici quelques notions sur la Trinité...

La Trinité (ou Sainte Trinité) est le Dieu unique en trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit, égaux, participant d’une même essence divine et pourtant fondamentalement distincts. Le terme Trinitas (= tri + unitas) est forgé en latin par Tertullien (155-220). Cette notion de Trinité s’est construite progressivement au fur et à mesure des quatre premiers conciles. Avant le Concile de Nicée, il existe deux christologies, celle de Pierre et celle de Paul, avec au sein de l’église des premiers chrétiens des débats, parfois très vifs. Il en est de même de la dénonciation successive de différentes « hérésies ». Les débats se concentrent dans un premier temps sur la nature du Christ. Les luttes sont sévères entre les marcionistes, les Valentiniens et les partisans de Justin de Naplouse. Irénée de Lyon regroupe sous le terme « gnostiques » un ensemble de groupes auxquels il oppose les conceptions de ce qui va devenir la « Grande Église ». Au début du IVe siècle, le prêtre alexandrin Arius, affirme que le Fils n’était qu’une simple créature, ayant eu un commencement dans le temps, ce qui provoque l’opposition de ses adversaires, pour qui le Christ existe de tout temps. L’arianisme fut considéré comme hérésie (pourtant plus tard Thomas d’Aquin développera la même idée dans l’aevum).

Le Ier concile œcuménique se réunit à Nicée en 325 et statue à la quasi unanimité pour condamner Arius et son dogme : l’arianisme (qui soutenait que le Christ aurait été créé et subordonné au Père, qu’il est consubstantiel au Père (de même nature). Le mot Filioque (« et du Fils », en latin) a été ajouté au symbole de Nicée-Constantinople dans l’Église latine pour affirmer que l’Esprit Saint procède du Père et du Fils.

Le 2e Concile, le 1er concile de Constantinople, s’est réuni en 381. Il en est issu le symbole connu sous le nom de Nicée-Constantinople, utilisé jusqu’à nos jours dans la liturgie tant grecque que latine. Il y est dit que l’Esprit-Saint est confessé comme Seigneur, donnant la vie, procédant du Père et recevant avec le Père et le Fils même adoration et même gloire.

Le troisième concile œcuménique, qui a été ouvert en 431 par Cyrille d’Alexandrie à Éphèse, s’est référé à « la foi de Nicée » en refusant d’en modifier le symbole, a condamné le nestorianisme (qui affirmait que deux personnes, l’une divine et l’autre humaine, coexistaient en Jésus-Christ, et qui rejetait l’expression de Théotokos (Mère de Dieu) pour celle de Christotokos) et a donc reconnu à la Vierge Marie le titre de « Mère de Dieu » (Théotokos).

Ce fut seulement au concile de Chalcédoine, quatrième concile œcuménique, en 451, que le vocabulaire théologique acquit sa pleine stabilité, au sujet du mystère trinitaire. Il s’opposa  à une 3e hérésie majeure, celle du monophysisme : qui tendait à dire que le Christ possèderait une seule nature, la nature divine, ayant absorbé la nature humaine. Ce concile, surtout christologique (consacré à la personne du Fils), a déclaré qu’il fallait assimiler les notions latines de substance et de personne (introduites par Tertullien) respectivement à celles (grecques et tirées des spéculations d’un Plotin) d’essence (ousia) et d’hypostase (hupostasis), et que Jésus-Christ, Dieu fait homme, réunit en une seule personne les deux natures, « sans confusion », « sans changement », « sans division », « sans séparation », cela par opposition au monophysisme défendu par le moine Eutychès.

Enfin le 5e concile œcuménique, tenu en 553, le deuxième concile de Constantinople, précisa la doctrine du concile de Chalcédoine en déclarant non orthodoxes trois écrits représentatifs de l’École d’Antioche (ceux de Théodore de Mopsueste, de Théodoret de Cyr et la Lettre à Maris le Perse d’Ibas d’Édesse : condamnation dite des Trois Chapitres).

Différentes représentation schématiques de la Trinité essayèrent de figuer ce dogme :

Saint Patrick l’a représenta sous forme d’un trèfle à 3 feuilles, pour évangéliser les populations britanniques.

Ci-dessus : le Scutum Fidei, « bouclier » ou l’« écusson » de la foi, un symbole traditionnel dans le christianisme occidental. Le Père N’EST PAS le Fils, qui N’EST PAS l’Esprit, qui N’EST PAS le Père, mais LES TROIS SONT DIEU.

Il faut aussi évoquer les Anneaux de Borromée : trois cercles qui se recoupent, formant un centre commun aux trois.

La fête de la Trinité est instaurée dès le début du Xe s. (dimanche qui suit la Pentecôte), apparaissent alors des images de la Trinité qui cherchent à traduire en image la théologie, mais ne s’appuient pas sur un événement biblique précis, contrairement aux représentations précédentes. Ces images font appe à l’anthropomorphisme, et au zoomorphisme (colombe), en dépit de l’égalité des personnes de la Trinité.

La Trinité fut donc représentée par le Dieu-Fils en croix, aux côtés ou au-dessous du Dieu-Père sous la forme d’un vieux sage à la chevelure et à la barbe blanche, avec le Dieu-Esprit sous la forme d’une Colombe surplombant le tout. (cf : vitrail de la Trinité de l’église d’Ardres, 1884)

Notons que le personnage âgé que nous prenons souvent pour Dieu le Père était en réalité pour les artistes celui de la vision de « l’Ancien des jours» du livre de Daniel (chap. 7,9) : c’est l’image d’une vision qui était représentée, l’interdit de la représentation de Dieu étant ainsi respecté.

L’image de Dieu le Père en vieillard apparaît au XIIe siècle. C’était une innovation, et de taille. Elle sonnait le glas de la règle du christomorphisme de la représentation du Dieu chrétien. Cette figure se répandit lentement mais sûrement. Elle est banale au XV’ siècle et tend à assumer la fonction de théophanie glorieuse délaissée par un Christ de plus en plus souvent marqué par la souffrance (Christ en croix). Jusqu’alors la règle suivie se trouvait tout entière dans la réponse de Jésus à l’apôtre Philippe. Lorsque celui­-ci avait demandé de lui montrer le Père, la réponse avait été: « Qui m’a vu, a vu le Père.» L’application des artistes sera donc longtemps de peindre le Père avec les traits du Fils. Le vieillard, c’est peut-être la Grande Peste qui l’impose définitivement.

Pour bien comprendre les modes et les limites de la représentation du divin, il faut avoir à l’esprit le dogme ou mystère de la Trinité, et quelques notions de théologie trinitaire, sur laquelle se basent les artistes. Les chrétiens, comme les juifs et les musulmans croient à un Dieu unique, mais à la différence du judaïsme et de l’islam, le christianisme est un monothéisme trinitaire, qui affirme un seul Dieu en trois personnes le Père, le Fils et le Saint-Esprit, entre lesquelles il existe des relations de don et d’amour et qui sont substantiellement unes (consubstantielles). C’est ce qu’on appelle les hypostases.

L’expression de Trinité ne figure pas dans la Bible, mais sa préfiguration a été trouvée par les apôtres puis par les auteurs chrétiens dans l’Ancien Testament, en particulier dans l’épisode appelé l’hospitalité d’Abraham (Gen. 18, 2-8), qui a été lu comme la préfiguration de la Trinité, comme sur la célèbre icône de Roubliev.

La célèbre icône d’André Roublev représente la Trinité sous une forme différente :  à l’aide de trois personnes au visage identique. Il s’agit de trois anges, reconnaissables à leurs ailes ; ils sont assis en cercle autour d’une table. Le centre de ce cercle est la main du personnage du milieu, la main de Dieu (est-ce Dieu-Père, Dieu-Fils ou Dieu-Esprit ?). Le cercle est le symbole de l’éternité. Sur cette table est posé un plat, présenté par cette main. Par cette main montrant ce plat, Dieu nous invite à l’eucharistie. Dans le fond, un paysage s’esquisse plutôt qu’il ne se précise. Nous y voyons un arbre, un rocher et un édifice. Il s’agit d’une représentation de l’épisode décrit au chapitre 18 de la Genèse qui explique que le Seigneur apparut à Abraham dans la plaine de Mambré, sous la forme de trois hommes (la Bible ne prononce pas ici le mot « anges »). Abraham les invita à se reposer et leur offrit un repas. La tradition patristique a vu en ces trois visiteurs une figure des trois personnes divines. À sa suite, la tradition iconographique byzantine a choisi de représenter la Trinité sous l’aspect des trois hommes, devenus des anges, assis à la table d’Abraham.

Voici quelques explications pour mieux comprendre l'icône d'André Roublev...

Un mouvement circulaire semble entraîner tous les éléments de l’icône. La position des sièges, entrevus latéralement, celle de leurs marchepieds, la position même des pieds des deux anges du premier plan, l’inclinaison de leurs têtes : tout cela évoque, suggère un mouvement « dirigé » (dans le sens contraire à celui des aiguilles d’une montre). Ce mouvement se manifeste aussi bien à l’arrière-plan. L’arbre infléchit vers la gauche (du spectateur), comme sous le souffle d’un vent fort. À gauche encore s’infléchissent les pans coupés de la toiture de l’édifice. Ce rythme exprime la circulation et la communication de la même vie divine entre les trois personnes. En courbant l’arbre, le mouvement circulaire de la vie divine atteint la nature. En infléchissant le toit de l’édifice (qui semble être une église), il atteint l’humanité priante. Le monde « adopté » constitue en quelque sorte la périphérie. Les trois personnes demeurent le centre. Cela est indiqué par une subtile dégradation des couleurs. Les tons foncés – bleu, grenat, orange, vert – des vêtements des anges sont entourés du jaune-feu plus léger des ailes et des sièges et de la pâle transparence dorée de l’arrière-plan. Le monde semble absorbé par ces  trois personnes, pour résumer ce verset : « Je suis celui qui suis » (Ex 3,14).

Sans âge réel, ces trois personnes donnent cependant une impression de jeunesse éternelle. Elles n’ont pas de sexe, mais associent robustesse et grâce. Mais au lieu d’un vieillard à barbe et chevelure blanche et d’une colombe, on retrouve ici la beauté et la jeunesse du Fils dans le Père et dans le Paraclet.  « Tes yeux verront le Roi dans sa beauté » (Is 33,17).

Chacun des trois anges porte en main un bâton allongé et très mince. Ce sont des voyageurs, des pèlerin. La Trinité tout ensemble est en perpétuel voyage, en perpétuel mouvement. À aucun moment le Verbe ne s’est incarné sans la volonté, ni du Père tout puissant, ni de l’Esprit omni-présent, et à aucun moment toutes trois ne sont étrangères à l’œuvre de salut, à aucun moment elles ne cessent de venir jusqu’à nous et d’agir sur nous d’une manière invisible. L’icône met ainsi en lumière la participation de toute la Sainte Trinité à l’Incarnation. Les trois bâtons constituent une déclaration et une promesse. Ils promettent que Notre Dieu en trois personnes vient habiter l’homme à jamais.

Les trois anges ont accepté l’hospitalité d’Abraham, ils viennent habiter chez lui. Ils sont assis à sa table, près de sa tente (Gn 18,1-2) (qui représente l’église), sous un arbre (Gn 18,3). L’icône évoque la vie divine des trois, mais elle la met en rapport avec une table humaine, avec les besoins humains, pour servir l’homme. Il y a une habitation de la Trinité dans l’âme des serviteurs de Dieu. Le repas du royaume messianique s’y accomplit invisiblement. « Si quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui, et je souperai avec lui et lui avec moi » (Ap 3,20). « Nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure » (Jn 14,23).

L’étude de l’icône faite avec des moyens appropriés décèle dans le plat sur la table une tête d’un veau. On sait qu’Abraham avait fait préparer pour ses hôtes trois mesures de fleur de farine, un jeune veau à la chair tendre, du beurre et du lait (Gn 18,6-8). Mais au lieu de représenter fidèlement ce repas en totalité, l’icône signifie que dans le récit de la Genèse, les anges sont venus chez Abraham pour lui annoncer la promesse divine dont Isaac est l’objet, en tant que sacrifice (veau) demandé par Dieu. Ainsi le veau de l’icône est un signe de sacrifice et de salut, de Rédemption. Car ces trois termes, Trinité, Incarnation, Rédemption, ne sont point séparables.

Deux interprétations de l’icône s’offrent à nous. Certains placent le Père au centre, l’Esprit à gauche et Jésus à droite, se basant sur les textes qui disent que Jésus « siège à la droite du Père, et il reviendra en gloire juger les vivants et les morts » (Credo). Assis à la droite de Dieu n’est pas nécessairement à sa droite à lui ; pour le spectateur de l’icône, le personnage du centre est à la droite de celui de gauche, etc…  L’ange qui fait face au spectateur et qui, par rapport à celui-ci, est assis au-delà de la table représentait dans ce cas le Père. Sa main désigne le plat ; elle suggère le sacrifice. Et le regard, chargé de tristesse, se détourne.

Dans d’autres versions de cette icône, le Christ est au centre, car l’iconographe met souvent Christ au centre d’une icône composée de plusieurs personnes divines, et l’on retrouve souvent ainsi dans l’auréole du personnage du centre les symbole du Christ. (le Père serait dans ce cas le personnage de gauche, regardant les deux autres, et le Fils celui de droite) : les symbole du Christ sont une croix dans laquelle paraissent alors les lettres grecques w (oméga) o (omicron), n ou N (nu), qui signifie Je suis celui qui est (Exode 3, 14 ; cf. Jean 8, 24 & 57). Ceci figure toujours sur les icônes qui représentent le Christ. C’est ainsi que certains voient dans le personnage central le Christ Pentocrator, car habillé d’une robe rouge et d’un manteau bleu, symboles du Christ glorieux. Il porte un tissu doré à l’épaule droite, une « entre-manche » appelé un clavis, signe impérial dans l’empire Byzantin. Un autre détail intéressant est l’inclinaison de la tête du personnage du centre, qui correspond à l’inclinaison de la tête du Christ sur les icônes de la Crucifixion. Derrière lui se trouve donc logiquement placé un arbre, arbre du bois de la crucifixion. Un arbre est à l’origine de nos malheurs au début de l’humanité : l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Genèse 2, 17), par lequel le péché et sa conséquence, la mort, ont été introduits dans le monde. L’arbre, c’est aussi l’arbre de la croix, l’arbre qui vient défaire l’action du premier ; l’arbre sur lequel est pendu le Fruit qui nous donne la vie éternelle, c’est la croix.

Le Fils serait représenté, pour d’autres, par l’ange assis devant et à droite de la table, toujours par rapport au spectateur. Le regard du Fils est, lui aussi, triste. Mais il ne se détourne pas.  « Mon âme est triste jusqu’à la mort » ( Mt 26,36). Ses yeux se fixent sur le plat. La main se tend vers celui-ci. Ce plat, c’est son devenir, son holocauste. Toute l’attitude exprime un fiat obéissant, résigné, douloureux.

L’ange assis à gauche, devant la table, représenterait dans ce cas le Paraclet, le consolateur. Les deux mains tiennent avec une sorte de solennité le mince bâton rouge en face du Fils. Ce bâton lui est présenté pour lui parler de pèlerinage terrestre et de sang répandu. Les yeux fixent le visage du Fils. Ils ont une expression navrée.

Mais dans l’autre interprétation, l’ange de gauche représenterait le Père. Car derrière lui est représenté une maison, la Maison du Père. Les personnages du centre et de droite ont la tête inclinée vers le personnage de gauche (qui leur parle par son regard), en geste d’acceptation de la volonté commune, qui implique une mission spéciale du Fils et de l’Esprit. Ce dernier serait donc le personnage de droite, derrière lequel est symbolisé un rocher. En effet, c’est par l’Esprit Saint que s’opère l’union de Dieu et de l’homme. C’est sur un rocher frappe Moïse avec son bâtons, à la demande de Dieu pour abreuver son peuple au désert. C’est dans le rocher protecteur de Bethléem qu’est né Jésus. C’est dans un rocher que le Christ a été enterré, et d’où il est ressuscité. C’est sur un rocher, une montagne, que l’homme rejoint Dieu, comme le fit Moïse. C’est un mystère que nous appelons l’Incarnation, l’union de deux natures en une seule et même personne, Jésus, vrai homme et vrai Dieu, par l’intervention de l’Esprit Saint.

Pour encore plus d’informations, voire l’interprétation du hiéromoine Cyrille, ou celle du Père Lev Gillet

Dans le Nouveau Testament, même si le terme n’y figure pas, les trois personnes sont clairement nommées, agissent et se manifestent à la fois dans leur distinction et dans leur unité : cf. le baptême du Christ dans le Jourdain, avec la colombe, qui représente l’Esprit, et une voix venue du ciel disant « C’est toi, mon Fils, le Bien-aimé, tu as toute ma faveur » (Marc, l, 9-10) et l’annonce faite à Marie par l’archange Gabriel (Luc, 1,35). Il y a aussi la formule baptismale à la fin de l’évangile de Matthieu, écrit vers l’an 50 : «Allez, et de toutes les nations faites des disciples, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit »(Mt 28,19)

Dieu en vieillard barbu : Ce stéréotype est né à la fin du XIe siècle. Les artistes se sont dit que, puisque la Bible appelle Dieu «le Père», il fallait marquer la différence d’âge. La barbe doit être plus longue et plus blanche que celle du Fils. Dans Histoire de la vieillesse en Occident, l’historien Georges Minois a constaté que les gens âgés avaient mieux supporté que d’autres les épidémies. Et a montré que le prestige du vieil homme, politique ou ecclésiastique, connaissait en conséquence une ascension zénithale après 1350. Auparavant, la meilleure image de l’Éternité c’était au contraire la jeunesse flamboyante. À partir du XVe siècle, c’est Chronos, le vieillard increvable, indéboulonnable.

L’iconoclasme protestant

L’Occident va connaître avec la Réforme une crise iconoclaste : la critique des images par Luther, l’iconoclastie de Calvin (dans un chapitre spécial de son Institution de la religion chrétienne, Calvin fulmine contre la figure de Dieu le Père : Dieu ne peut être connu que spirituellement).

Du côté catholique

Du côté catholique on connaît aussi un certain aniconisme (absence, rejet d’images), en particulier dans le jansénisme : Pour Pascal comme pour Calvin, l’image véritable de Dieu est la Parole.

Le jansénisme donne, dès le XVIIe s., aux églises françaises un ton de nudité, de pauvreté, de grisaille; au XVIIIes., les curés jansénistes les démeublent systématiquement, préparant le vandalisme révolutionnaire. Le pape Alexandre VIII condamna, en 1690, parmi une trentaine de propositions jansénistes, celle qui soutenait qu’ « il est impie de placer dans un Temple chrétien une image de Dieu le Père siégeant. »

La réponse du Concile de Trente

Avec le concile de Trente, le clergé entreprend de réformer, d’encadrer, de former et d’affermir la foi du peuple, mais aussi ses dévotions. L’iconographie des nouvelles dévotions s’ingénie à rendre plus présents Dieu et la Sainte-Trinité, tout en utilisant les saints et la Vierge, intercesseurs favoris des anciennes dévotions

«Le saint Concile défend que l’on place dans les églises aucune image qui s’inspire d’un dogme erroné et qui puisse égarer les simples ; il veut qu’on évite toute impureté, qu’on ne donne pas aux images des attraits provocants. Pour assurer le respect de ces décisions, le saint Concile défend de placer en aucun lieu, et même dans les églises qui ne soit pas assujetties à la visite de l’ordinaire, aucune image insolite, à moins que l’évêque ne l’ait approuvée».

La Réforme catholique, qui avait voulu l’art religieux irréprochable, laissa donc toute sa liberté à l’artiste lorsqu’il travaillait en dehors des églises. De grands peintres, comme les Carrache, Rubens, et bien d’autres, surent en profiter. On ne saurait donc dire que la Réforme catholique condamna le génie de la Renaissance : elle se contenta de ramener la décence dans l’art religieux.

La peinture devint l’auxiliaire de la Réforme catholique et l’un des aspects de l’apologétique. Le principal souci de l’Église des XVIe et XVIIe siècles était de défendre ce que le Protestantisme attaquait. L’art devint le défenseur de la Vierge, des saints, de la Papauté, des images, des sacrements, des oeuvres et des prières pour les morts.

Le Protestantisme avait détruit les images et interdit l’art religieux. Les églises transformées en temple furent dépouillées de toute ornementation. À cette nudité, l’Église catholique opposa, dès le XVIe siècle, la splendeur des couleurs, des marbres et des métaux précieux. Généralement, on voit dans le style baroque une perversion du goût. Il serait plus honnête d’y voir une prise de position systématique, un argument, un chapitre de la controverse religieuse. Le dogme de la présence réelle justifiait toutes les magnificences et l’Église affirmait ce que les Protestants niaient. Le dépouillement volontaire du temple protestant explique, dans une bonne mesure, l’art catholique fastueux du XVIIe siècle.